LA RESPONSABILITE CIVILE
AU SECOURS DE L'ENVIRONNEMENT
-
Texte intégral:
La responsabilité civile comme base institutionnelle d'une protection spontanée
de l'environnement.
Journal des Economistes et des Etudes Humaines, vol.2 numéro 2&3, juin/ septembre 1991.
Baudouin Bouckaert
1. Introduction
La
dominance des idées centralisatrices existe aussi dans le domaine de la protection
de l'environnement. Une vue superficielle des instruments utilisés suffit déjà
pour constater cela. Ce qu'on appelle le droit de l'environnement consiste le
plus souvent en des réglementations directes, des systèmes de permis (permis
d'exploitation, permis de décharge, permis de construire, etc.), une production
étatisée (l'entretien du domaine public, la gestion des réserves naturelles,
des forêts domaniales). Implicitement toutes ces stratégies reflètent une même
mentalité : l'environnement est un bien collectif, devant être géré par des
institutions qui représentent la collectivité. Dès lors, il importe de
contrôler toutes les activités des citoyens qui pourraient affecter la qualité
de ce bien collectif.
Bien sûr, clans nos
sociétés pluralistes et démocratiques, cette gestion centralisée de
l'environnement ne prend pas l'envergure d'une sorte de Léviathan écologiste.
Dans nos sociétés, l'Etat et le gouvernement se présentent plutôt comme un
noeud compliqué d'élites concurrentes qui essayent d'exercer quelque contrôle
sur la gestion des institutions publiques. En réalité, la gestion centralisée
de l'environnement prend le caractère d'une procédure de concertation, dont les
résultats successifs et variables reflètent les conflits d'intérêt sur le marché
politique. En Belgique par exemple le problème grave se pose de la pollution
des eaux souterraines par le fumier des porcs. Les autorités publiques,
formellement revêtues de tant de pouvoirs politiques, ne peuvent pas se
permettre de prendre des mesures draconiennes. La raison en est claire. Un des
partis politiques de la coalition gouvernementale est fortement lié aux groupes
de pression des agriculteurs qui disposent de fonds considérables. La solution
est alors un compromis, qui ne garantira guère une solution efficace.
Néanmoins, ces stratégies
centralisatrices ne se présentent pas comme des maux nécessaires, comme des
prix en termes de liberté, que nous devons payer inévitablement pour la
préservation de la qualité de notre environnement. Il est possible de concevoir
des solutions non -centralisatrices, analogues aux institutions qui ont permis
la croissance économique et la prospérité de larges couches de la population.
Afin de développer cette thèse, sera tout d'abord donné un aperçu de quelques notions
de l'analyse économique du droit. Ces notions nous permettront d'identifier et
de distinguer les divers problèmes institutionnels que pose la protection de
l'environnement. La dernière partie de l'article sera complètement consacrée à
l'évolution de la responsabilité civile, qui se présente comme une institution
importante pour la protection décentralisée de l'environnement.
2. Application de l'analyse économique du droit à la protection
de l'environnement
2.1.
Les limites de l'approche économique des
institutions
L'analyse
économique du droit, devenue populaire dans les milieux scientifiques
américains et gagnant graduellement aussi les centres universitaires en Europe,
peut être présentée comme une analyse comparative des conséquences des diverses
alternatives institutionnelles sur les choix des individus. En effet, toute
analyse économique reflète une hypothèse institutionnelle. La micro -économie
classique par exemple, qui s'est concentrée sur le fonctionnement des marchés
et la formation des prix, et donne l'impression d'être complètement dénuée de
tout aspect institutionnel, repose sur des hypothèses institutionnelles
implicites, c'est -à -dire la propriété exclusive et parfaitement protégée sur
les biens et services négociés sur les marchés, ainsi que la liberté
contractuelle totale d'aliéner ces droits de propriétés. Dans la microéconomie
classique ces hypothèses institutionnelles sont apparemment considérées comme
tellement évidentes que les économistes n'y font point d'attention.
L'originalité de l'analyse
économique du droit réside dans le fait que ces hypothèses sont rendues
explicites, et que l'étude des ordres spontanés, fonctionnant dans d'autres
contextes institutionnels, devient ainsi possible. Cela permet par exemple
d'analyser séparément le comportement des agents économiques sous un régime
féodal, dans un système
collectiviste, sur des marchés
réglementés et oligopolistiques, dans les domaines où s'exerce le pouvoir politique
(le "marché politique"). Cette approche permet aussi de faire des
comparaisons plus pertinentes que celles de l'approche d"'Alice au pays des
Merveilles" relevant de la micro -économie classique, laquelle tend à
comparer le fonctionnement des marchés réels avec des modèles irréalistes comme
la concurrence pure et parfaite. L'analyse économique
du droit ouvre le chemin d'une renaissance de l'économie politique dans son
sens originel et non -marxiste. Elle oblige les économistes à sortir de leur
tour d'ivoire
et à se prononcer sur les avantages comparatifs des alternatives
institutionnelles.
Néanmoins il importe,
surtout en ce qui concerne la matière abordée dans cet article, d'indiquer les
limites de cette approche comparative. Les institutions juridiques,
administratives et politiques d'une société se conçoivent au maximum comme des
contraintes marginales ("side constraints") pour les agents, qui
participent comme joueurs au jeu social avec leurs propres valeurs et
priorités. Cela implique que les performances, les réussites et les
défaillances qu'on pourrait constater dans une société régie par un système
institutionnel, ne dépendent pas uniquement de la qualité de ce système mais
aussi des préférences des joueurs. Si tous les citoyens d'une société cultivent
une mentalité radicale du type "après nous le déluge", les résultats
concernant l'environnement seront catastrophiques sous n'importe quel arrangement
institutionnel.
Une des objections
courantes contre la propriété privée comme instrument possible de la protection
de l'environnement serait l'absence des garanties pour les générations
suivantes. Il est vrai, si tous les biens environnementaux étaient possédés par
des gens délaissant complètement les intérêts de leur progéniture, les
espérances concernant les générations suivantes ne seraient pas très roses.
Mais la même chose s'applique à la situation dans laquelle les biens seraient
sous la gestion administrative de gens ayant une telle mentalité. Il importe
donc de chercher quel arrangement institutionnel donnerait les meilleures
garanties pour la qualité de l'environnement, les préférences des participants
étant considérées comme une constante dans les comparaisons. La revendication
majeure de l'approche institutionnelle comparative est qu'un changement du
cadre institutionnel d'une société n'est pas dans la plupart des cas, une
opération à somme nulle. Le résultat de différents arrangements institutionnels
est variable, même sous la clause ceteris paribus en ce qui concerne les
préférences des participants. Les institutions peuvent guider les actions des
participants vers des résultats non attendus qui peuvent être plus bénéfiques,
ou plus nuisibles, que les intentions de ces actions. En effet, l'argument le
plus ancien en faveur d'une économie de marché repose sur ces rapports non
intentionnels entre actions et effets. Le fameux adage "vices privés,
vertu publique" de Bernard de Mandeville, se référait au fait
que des actions, inspirées par des motivations purement égoïstes, pouvaient
déboucher sur une prospérité collective, à condition que quelques règles de
base fussent respectées. Bien que l'approche institutionnelle et comparative
soit condamnée à considérer les préférences des participants du jeu social
comme des éléments à la marge du système, elle peut néanmoins donner des
indications précieuses pour améliorer la qualité des règles du jeu. Les
prétentions de cette approche sont dès lors limitées, mais elles n'en demeurent
pas moins fermes.
2.2.
Externalités et coûts sociaux
Presque
chacune de nos activités peut engendrer des effets externes, positifs ou
négatifs. La plupart de ces effets ne posent guère de problème pour l'harmonie
sociale et l'efficacité économique. Le plus souvent, ces effets sont très
passagers et n'affectent pas la qualité de notre vie et les choix substantiels
que nous faisons. La majeure partie des problèmes qui pourraient se poser par
de tels effets externes sont plus ou moins contrôlés parce que nous pouvons
alterner notre vie publique avec une vie privée. Dans l'espace public, nous
sommes soumis à de nombreuses externalités négatives, mais cet espace nous
permet en même temps de jouir de nombreuses externalités positives.
Un espace public attractif
se caractérise en effet par le fait que les externalités positives attendues
dominent les externalités négatives attendues. L'espace privé nous permet de
nous soustraire aux externalités négatives émises par le comportement des
autres, mais nous prive en même temps de la jouissance des externalités
positives. Par conséquent, il suffit d'avoir des institutions qui garantissent
simultanément une protection efficace des espaces privés et une gestion
efficace des espaces publics pour résoudre le problème des externalités.
Le problème des
externalités négatives devient grave, et constitue une raison de mettre en
doute les institutions existantes, quand elles affectent systématiquement et
d'une faon substantielle les ressources rares servant les besoins de grandes
couches de la population. Dans ce cas, il en vient à fausser l'ordre spontané
issu de l'offre et de la demande, et risque de perturber l'harmonie sociale en
grande partie fondée sur cet ordre spontané.
Dans l'approche néo
-classique de l'Ecole de Chicago
le problème des externalités négatives est analysé à l'aide du fameux théorème
de Coase. Si on s'imaginait un
monde dans lequel tous les échanges mutuels se faisaient sans quelque coût de
transaction, les externalités négatives ne poseraient guère un problème pour
l'efficacité économique. Chaque fois que la valeur des dommages causés par ces
externalités (les coûts sociaux) dépasse les profits des activités nuisibles,
les victimes feraient certainement une offre pour acheter la cessation de
telles activités. Cette image est évidemment tout à fait irréaliste. On voit
mal comment les millions de victimes de la pluie acide entreraient en contact
avec les millions de gens qui causent cette pluie. Dans la réalité sociale, des
échanges mutuels impliquent des coûts de transaction. La barrière de ces coûts
explique le fait qu'un écart subsiste entre l'évaluation croissante qu'on
attache aux biens environnementaux d'un côté, et l'absence ou du moins le
retard des adaptations de l'appareil économique répondant à cette évaluation de
l'autre. La persistance des externalités négatives en forme de pollution rend
possible le fait que des ressources naturelles rares, auxquelles le public
attache une grande valeur, soient consommées par des activités dont les
produits sont peu appréciés par le public.
On est tenté de voir dans
cette inefficacité une défaillance du marché. Cela est correct si on définit le
marché comme une machine d'échanges s'effectuant dans un monde sans coûts de
transaction.
Du point de vue de
l'analyse institutionnelle et comparative, une telle définition n'est tout au
plus qu'une hypothèse didactique qui ne permet point d'arriver à quelque
conclusion institutionnelle. En fait chaque ordre historique de marché se
déroule dans un monde avec des coûts de transaction positifs, et dans un cadre
institutionnel (conventionnel et juridique) permettant de dépasser plus ou
moins cette barrière des
coûts de transaction. Certains cadres institutionnels sont sur ce point moins
efficaces que d'autres. L'Europe du Haut Moyen -Age (1100 -1400) peut
certainement être qualifiée comme une économie de marché. Le cadre
institutionnel de cette période, qui restait fort influencé
par la féodalité, était cependant moins efficace que celui de nos marchés
modernes en ce qui concerne le critère des coûts de transaction.
Dès lors, il s'agit plutôt
d'une défaillance institutionnelle que d'une défaillance du marché proprement
dit. Néanmoins, il est à craindre que l'opinion publique ne soit pas prête pour
saisir cette distinction subtile. L'écart entre conscience écologique et
adaptation de l'appareil économique risque de ronger la confiance de beaucoup
de gens - surtout les plus jeunes et les plus conscients -dans les capacités de
l'ordre spontané, d'où le danger d'un Léviathan écologiste.
2.3.
La tragédie des ressources communes
Le
problème des externalités
négatives ne se situe pas toujours dans une relation entre l'auteur d'un effet
nuisible et une victime. Dans ce dernier cas, l'effet nuisible frappe la
personne ou la propriété de la victime. Même si les institutions juridiques
existantes sont inefficaces pour résoudre ce problème, il y a au moins
quelqu'un qui a un intérêt précis pour agir, politiquement ou juridiquement,
afin de protéger ses intérêts.
Cependant, la plupart des
biens environnementaux ne font pas l'objet d'un régime précis de propriété
privée. Il sont plutôt soumis à un régime d'usage public, qui ouvre la porte à un mécanisme infernal,
la fameuse "tragédie des ressources communes" (tragedy of the
commons). Si l'accès et l'usage
d'une ressource sont libres pour chacun, les usagers ne sont point soumis à
quelque incitation pour gérer cette ressource d'une façon responsable. Les
coûts de l'usage qu'ils font de la ressource commune ne se traduisent pas dans
une dévaluation de leur propre patrimoine, mais sont au contraire externalisés
vers tous les autres usagers, actuels et futurs. En bref, les profits de
l'usage de la ressource commune sont privatisés tandis que les coûts sont
collectivisés. Ce manque de discipline spontanée provoque une tendance vers un
épuisement graduel de la ressource commune.
Du point de vue
institutionnel les gens qui se font des soucis légitimes sur le sort de ces
ressources communes, n'ont pas de moyen pour arrêter cette dégradation. Leurs
intérêts à long terme ne sont pas protégés par le système juridique, parce que
tout le monde est propriétaire de ces ressources - et cela veut dire en fait
que personne ne l'est. Les usagers actuels et potentiels, qui sont motivés par
des intérêts à court terme, peuvent sans aucune restriction continuer leurs
activités spoliatrices. Pour ceux qui sont intéressés par le long terme, il ne
reste que l'option de s'abstenir de l'usage de la ressource commune et de
prêcher une morale d'abstinence. Vu l'intensité des intérêts des usagers à
court terme, une telle attitude morale ne fera point la différence.
Une analyse superficielle
des problèmes de la protection de l'environnement suffit déjà pour constater
que les dangers les plus graves se situent dans les ressources qui font l'objet
d'un régime juridique plus ou moins commun.
D'abord il y a les mers et
les océans, qui font l'objet d'un régime commun au sens strict. Ce sont
notamment des biens communs internationaux ("mare liberum"). Toutes
les ressources qui s'y trouvent (l'eau elle -même, les poissons, les baleines)
risquent d'être épuisées dans un prochain avenir ou sont soumises à une
externalisation grave par la pollution.
Le même phénomène
s'applique à l'atmosphère. Les droits de propriété, que les gens exercent sur
des terrains, ne s'étendent pas au ciel. Le régime de l'espace qui se trouve au
-dessus de leur propriété est vague et indéfini. Cela laisse place à la
dégradation de cette atmosphère même. Au mieux, ce régime juridique vague de
l'atmosphère le transforme en un canal facile pour l'externalisation d'effets
nuisibles entre propriétaires privés. Mais ces dangers ne se limitent pas aux
ressources qui font l'objet d'un régime commun au sens strict. Les biens qui
sont gérés par les instances publiques, c'est -à -dire le domaine public,
risquent de subir le même sort. Il s'agit des fleuves, des rivières, de la
voirie. Beaucoup de réserves naturelles (parcs nationaux, forêts domaniales),
sont dans le même cas. Officiellement, l'Etat ou d'autres instances publiques
en sont les propriétaires. Mais l'Etat, la région, la province, la commune, qui
est -ce ? Ces instances ne sont que des personnes morales, dès lors fictives,
peuplées et gérées par des gens qui ne sont pas non plus soumis à la discipline
spontanée des propriétaires privés. Ou bien ce sont des administrations (des
bureaucrates si on veut, qui y font leur carrière administrative). Ni la façon
dont ils sont recrutés, ni leur rémunération, qui est fixe, ne donne quelque garantie
pour une gestion efficace des biens du domaine public. Bien sûr, il existe
des administrateurs capables, intègres et conscients. Il est cependant
dangereux de miser sur cette bonne volonté de quelques administrateurs sans
changer le système institutionnel. Ou bien ce sont des hommes (et femmes)
politiques, qui y font leur carrière politique. Dans une démocratie politique,
ces carrières sont incertaines et dépendent souvent des cadeaux à court terme
qu'on peut offrir aux électeurs ou aux financeurs des campagnes électorales.
Même un politicien plutôt écologiste subit dès lors la pression des groupes qui
ne s'intéressent qu'à une exploitation du domaine public à court terme.
Il est alors nécessaire de
repenser d'une façon radicale tous ces régimes de statut commun ou public. Il
ne suffit pas de propager de nouvelles méthodes techniques pour la gestion de
ces ressources, comme le font les écologistes. Il s'agit de changer
le régime institutionnel afin qu'un mécanisme de "vices privés, vertus
publiques", comme Bernard de Mandeville l'exprimait, se déclenche dans ces
secteurs.
2.4. Marché politique et réglementation
Les
instruments juridiques classiques pour maîtriser les problèmes des externalités
négatives, les tragédies des ressources communes et les coûts de transaction
sont la responsabilité civile, la propriété privée, ainsi que la liberté et la
responsabilité contractuelles.
La responsabilité civile
offre aux victimes des effets nuisibles la possibilité de demander des dommages
-intérêts. Cette possibilité mène à un effet préventif parce que les auteurs
potentiels internaliseront ces effets afin d'éviter une condamnation. Par la
responsabilité civile la barrière des coûts de transaction peut être franchie.
La propriété privée
responsabilise la gestion effectuée par les personnes qui exploitent des ressources.
Une exploitation qui gaspille les ressources et se limite à un horizon de court
terme engendre une dévalorisation des ressources sur le marché.
La liberté contractuelle
et le droit de développer de nouveaux modèles contractuels offrent aux participants
du jeu social la possibilité d'inventer de nouvelles méthodes pour internaliser
des effets nuisibles qui ne sont pas récompensables par la responsabilité
civile. La création de servitudes en est un exemple. Un propriétaire qui est
soumis à une externalité négative imminente de la part de son voisin, peut lui
proposer la création d'une servitude par laquelle des activités nuisibles
seront exclues pour l'avenir. Si l'avantage de telles activités est inférieur
au prix que le propriétaire offre pour obtenir cette servitude, un tel contrat
sera conclu.
Ces instruments juridiques
sont le résultat d'une tradition juridique ancienne. On se demande alors
pourquoi la protection de l'environnement donne lieu à tant de stratégies non
classiques, comme la réglementation directe, les systèmes de permis, les
subventions, les exemptions fiscales, etc. L'explication de cet essor
réglementaire n'est certainement pas simple.
Il est d'abord probable
que beaucoup de réglementations peuvent être expliquées et même justifiées par
la défaillance des instruments classiques mentionnés. De telles défaillances
peuvent être de nature institutionnelle ou de nature économique. Dans le
premier cas, les stratégies réglementaires et administratives peuvent être
rendues superflues par un perfectionnement des instruments classiques. La
prochaine partie de cet article sera consacrée à la défaillance
institutionnelle de la responsabilité civile. Dans le second cas, les
instruments classiques se révèlent plus coûteux en comparaison de la réglementation.
On ne peut pas exclure d'avance cette possibilité.
Comme instrument pour
internaliser les effets nuisibles, la responsabilité civile est soumise à
diverses défaillances potentielles, comme par exemple :
- La défaillance par les
coûts de preuve :l'obligation de payer des dommages-intérêts requiert au moins
que la victime puisse rendre la preuve du lien causal entre l'action de
l'auteur et ses dommages. Si les coûts attendus pour rendre la preuve sont plus
élevés que les dommages -intérêts attendus, la victime n'entera certainement
pas en justice, ce qui implique que beaucoup d'effets nuisibles ne sont pas
internalisés.
- La défaillance par
l'insolvabilité des auteurs du dommage : des auteurs potentiels de dommages
peuvent englober le risque de leur propre insolvabilité dans leur calcul. De ce
fait, l'effet préventif de la responsabilité civile est affaibli.
- La défaillance
par une compensation arbitraire : l'évaluation du dommage révèle toujours un
aspect arbitraire, surtout en ce qui concerne des biens non-marchands comme la
vie, la santé, ou l'intégrité physique. Une politique judiciaire d'évaluation
modeste affaiblit l'incitation à internaliser les risques. Une évaluation très
forte peut provoquer un niveau de dépenses préventives lui -même trop élevé du
point de vue de l'efficacité économique.
- Le retard dans
l'adaptation aux risques créés: la perception des risques parmi la population
peut être en retard par rapport à la perception par ceux qui créent ces
risques. Par conséquent, quelque temps s'écoulera avant que les victimes
réagissent par des procès. Pendant cette période beaucoup de dommages ne sont
pas compensés.
De telles défaillances
possibles, inhérentes à l'instrument classique de la responsabilité civile,
peuvent être considérées comme de raisons suffisantes pour suppléer cet instrument
par une réglementation directe.
Tout de même, si on veut
faire une comparaison honnête, il importe de tenir compte aussi des
défaillances inhérentes à la réglementation, comme par exemple :
- La défaillance
d'information :l'instance qui impose la réglementation peut surestimer soit les
risques des accidents, soit les coûts de prévention. Cela mènera à un sur
-investissement dans des mesures préventives.
Une sous -estimation au
contraire mènera à un niveau trop bas de prévention au cas où la réglementation
exclut la responsabilité civile, ou lorsque la responsabilité civile est
défaillante pour les raisons mentionnées.
- La défaillance
d'exécution : les instances de police, qui doivent contrôler l'observation des
règlements sont aussi soumises aux limites d'une information imparfaite. De
plus, il y a les risques des pots -de -vin et le manque de compétence des
instances de contrôle.
- La défaillance par
l'effet d'illusion : le fait que les auteurs de risque respectent les
règlements et les permis, peut conduire à un sentiment erroné de sécurité parmi
la population. Cela retarde une réaction par voie de procédure civile.
- La défaillance du marché
politique : la structure des institutions politiques (par exemple le système de
suffrage, le recrutement des politiciens et des administrateurs) peut donner de
mauvaises incitations aux gens qui sont responsables de la rédaction et de
l'exécution des règlements. Un haut fonctionnaire, qui convoite un bon poste
dans une branche du secteur privé soumise aux règlements qu'il doit appliquer,
peut "arranger" pas mal de choses. Il faut aussi indiquer le problème
de l'action collective en faveur d'une mesure pour la protection d'un bien
environnemental. La protection sous forme de mesure préventive a le caractère
d'un bien public. La motivation pour s'engager dans une telle action est
hypothéquée par l'effet du passager clandestin("free rider").
On voit bien que les deux
solutions, l'une par les instruments classiques du droit, l'autre par la
réglementation, ont leurs propres défaillances. On est tenté de dire qu'il faut
alors mettre en balance les deux types de solutions, et préférer la moins
défaillante. Sur ce point, on se heurte cependant à un méta -problème.
Si on confie la procédure
pour peser les deux types de solutions à un mécanisme politique qui montre les
mêmes défaillances que celles liées aux décisions sur la réglementation, le
choix entre instruments de droit privé et réglementation sera faussé de la même
manière.
Par conséquent une telle
procédure de balance doit être exclue. Elle ne résout rien au fond du problème.
La seule réponse possible serait alors d'abord de maintenir sans réserves les
instruments classiques en les perfectionnant autant que possible.
Si l'application correcte
des instruments classiques paraît insuffisante, il y a lieu de les suppléer par
des règlements à condition que les défaillances de cette méthode soient
minimisées. Sur ce point, il y a lieu, selon nous, de repenser
substantiellement notre "technologie" politique actuelle, qui reste
encore inspirée par l'idée de la souveraineté de l'Etat, l'image du citoyen
abstrait et la procédure de décision "micro -démocratique". Cette
technologie politique, qui est l'héritage de la Révolution Française,
enlève en fait aux citoyens la possibilité de négocier, de discuter, et
d'influencer les mesures qui les concernent. Seuls les gens qui connaissent les
dessous du mécanisme politique ou qui peuvent organiser des groupes de pression
assez puissants ont la possibilité d'exercer une influence. Cela implique que
le mécanisme officiel des décisions politiques se résume à une illusion, à une
pièce de théâtre, jouée à chaque échéance électorale afin que le pouvoir puisse
maintenir une apparence de légitimité.
Pour arriver à une
technologie politique, qui nous épargne les défaillances mentionnées, il est
nécessaire de développer des modèles de "micro -démocratie" dans
lesquels la procédure de décision politique approche autant que possible le
caractère d'un vrai contrat social. Cela impliquerait que des réglementations,
qui peuvent être nécessaires pour suppléer les instruments de droit privé,
proviendraient d'une négociation directe entre ceux qui créent le risque et
ceux qui subissent le risque, afin d'arriver à des solutions contractuelles qui
obligent vraiment les partenaires. Cela n'a rien à voir avec la concertation
macro -politique, que les instances étatiques aiment à organiser et dans
laquelle l'élite professionnelle des groupes de pression fait la pluie et le
beau temps. Il s'agit vraiment de mettre en contact les vrais créateurs de
risque (par exemple les entreprises individuellement) et les vraies victimes
potentielles (par exemple les habitants du quartier).
Ce sont surtout les
instances locales qui peuvent servir de forum public pour organiser de tels
contrats collectifs. On pourrait répliquer que de telles procédures
n'apporteraient point de solution pour la pollution à grande échelle qui se
disperse dans de vastes territoires. Cela est vrai, mais rien n'empêche les
instances locales ou les agences, qui surveilleraient l'observation des
règlements contractuels, de négocier avec d'autres instances locales et
d'arriver à des traités interrégionaux, internationaux, voire
intercontinentaux. Ce qui est important est qu'une telle technologie politique
créerait le cadre d'un dialogue honnête entre les créateurs des risques et
leurs victimes potentielles. Une telle possibilité est absente dans le cadre de
nos institutions actuelles.
AU SECOURS DE L'ENVIRONNEMENT
-
Texte intégral:
La responsabilité civile comme base institutionnelle d'une protection spontanée
de l'environnement.
Journal des Economistes et des Etudes Humaines, vol.2 numéro 2&3, juin/ septembre 1991.
Baudouin Bouckaert
1. Introduction
La
dominance des idées centralisatrices existe aussi dans le domaine de la protection
de l'environnement. Une vue superficielle des instruments utilisés suffit déjà
pour constater cela. Ce qu'on appelle le droit de l'environnement consiste le
plus souvent en des réglementations directes, des systèmes de permis (permis
d'exploitation, permis de décharge, permis de construire, etc.), une production
étatisée (l'entretien du domaine public, la gestion des réserves naturelles,
des forêts domaniales). Implicitement toutes ces stratégies reflètent une même
mentalité : l'environnement est un bien collectif, devant être géré par des
institutions qui représentent la collectivité. Dès lors, il importe de
contrôler toutes les activités des citoyens qui pourraient affecter la qualité
de ce bien collectif.
Bien sûr, clans nos
sociétés pluralistes et démocratiques, cette gestion centralisée de
l'environnement ne prend pas l'envergure d'une sorte de Léviathan écologiste.
Dans nos sociétés, l'Etat et le gouvernement se présentent plutôt comme un
noeud compliqué d'élites concurrentes qui essayent d'exercer quelque contrôle
sur la gestion des institutions publiques. En réalité, la gestion centralisée
de l'environnement prend le caractère d'une procédure de concertation, dont les
résultats successifs et variables reflètent les conflits d'intérêt sur le marché
politique. En Belgique par exemple le problème grave se pose de la pollution
des eaux souterraines par le fumier des porcs. Les autorités publiques,
formellement revêtues de tant de pouvoirs politiques, ne peuvent pas se
permettre de prendre des mesures draconiennes. La raison en est claire. Un des
partis politiques de la coalition gouvernementale est fortement lié aux groupes
de pression des agriculteurs qui disposent de fonds considérables. La solution
est alors un compromis, qui ne garantira guère une solution efficace.
Néanmoins, ces stratégies
centralisatrices ne se présentent pas comme des maux nécessaires, comme des
prix en termes de liberté, que nous devons payer inévitablement pour la
préservation de la qualité de notre environnement. Il est possible de concevoir
des solutions non -centralisatrices, analogues aux institutions qui ont permis
la croissance économique et la prospérité de larges couches de la population.
Afin de développer cette thèse, sera tout d'abord donné un aperçu de quelques notions
de l'analyse économique du droit. Ces notions nous permettront d'identifier et
de distinguer les divers problèmes institutionnels que pose la protection de
l'environnement. La dernière partie de l'article sera complètement consacrée à
l'évolution de la responsabilité civile, qui se présente comme une institution
importante pour la protection décentralisée de l'environnement.
2. Application de l'analyse économique du droit à la protection
de l'environnement
2.1.
Les limites de l'approche économique des
institutions
L'analyse
économique du droit, devenue populaire dans les milieux scientifiques
américains et gagnant graduellement aussi les centres universitaires en Europe,
peut être présentée comme une analyse comparative des conséquences des diverses
alternatives institutionnelles sur les choix des individus. En effet, toute
analyse économique reflète une hypothèse institutionnelle. La micro -économie
classique par exemple, qui s'est concentrée sur le fonctionnement des marchés
et la formation des prix, et donne l'impression d'être complètement dénuée de
tout aspect institutionnel, repose sur des hypothèses institutionnelles
implicites, c'est -à -dire la propriété exclusive et parfaitement protégée sur
les biens et services négociés sur les marchés, ainsi que la liberté
contractuelle totale d'aliéner ces droits de propriétés. Dans la microéconomie
classique ces hypothèses institutionnelles sont apparemment considérées comme
tellement évidentes que les économistes n'y font point d'attention.
L'originalité de l'analyse
économique du droit réside dans le fait que ces hypothèses sont rendues
explicites, et que l'étude des ordres spontanés, fonctionnant dans d'autres
contextes institutionnels, devient ainsi possible. Cela permet par exemple
d'analyser séparément le comportement des agents économiques sous un régime
féodal, dans un système
collectiviste, sur des marchés
réglementés et oligopolistiques, dans les domaines où s'exerce le pouvoir politique
(le "marché politique"). Cette approche permet aussi de faire des
comparaisons plus pertinentes que celles de l'approche d"'Alice au pays des
Merveilles" relevant de la micro -économie classique, laquelle tend à
comparer le fonctionnement des marchés réels avec des modèles irréalistes comme
la concurrence pure et parfaite. L'analyse économique
du droit ouvre le chemin d'une renaissance de l'économie politique dans son
sens originel et non -marxiste. Elle oblige les économistes à sortir de leur
tour d'ivoire
et à se prononcer sur les avantages comparatifs des alternatives
institutionnelles.
Néanmoins il importe,
surtout en ce qui concerne la matière abordée dans cet article, d'indiquer les
limites de cette approche comparative. Les institutions juridiques,
administratives et politiques d'une société se conçoivent au maximum comme des
contraintes marginales ("side constraints") pour les agents, qui
participent comme joueurs au jeu social avec leurs propres valeurs et
priorités. Cela implique que les performances, les réussites et les
défaillances qu'on pourrait constater dans une société régie par un système
institutionnel, ne dépendent pas uniquement de la qualité de ce système mais
aussi des préférences des joueurs. Si tous les citoyens d'une société cultivent
une mentalité radicale du type "après nous le déluge", les résultats
concernant l'environnement seront catastrophiques sous n'importe quel arrangement
institutionnel.
Une des objections
courantes contre la propriété privée comme instrument possible de la protection
de l'environnement serait l'absence des garanties pour les générations
suivantes. Il est vrai, si tous les biens environnementaux étaient possédés par
des gens délaissant complètement les intérêts de leur progéniture, les
espérances concernant les générations suivantes ne seraient pas très roses.
Mais la même chose s'applique à la situation dans laquelle les biens seraient
sous la gestion administrative de gens ayant une telle mentalité. Il importe
donc de chercher quel arrangement institutionnel donnerait les meilleures
garanties pour la qualité de l'environnement, les préférences des participants
étant considérées comme une constante dans les comparaisons. La revendication
majeure de l'approche institutionnelle comparative est qu'un changement du
cadre institutionnel d'une société n'est pas dans la plupart des cas, une
opération à somme nulle. Le résultat de différents arrangements institutionnels
est variable, même sous la clause ceteris paribus en ce qui concerne les
préférences des participants. Les institutions peuvent guider les actions des
participants vers des résultats non attendus qui peuvent être plus bénéfiques,
ou plus nuisibles, que les intentions de ces actions. En effet, l'argument le
plus ancien en faveur d'une économie de marché repose sur ces rapports non
intentionnels entre actions et effets. Le fameux adage "vices privés,
vertu publique" de Bernard de Mandeville, se référait au fait
que des actions, inspirées par des motivations purement égoïstes, pouvaient
déboucher sur une prospérité collective, à condition que quelques règles de
base fussent respectées. Bien que l'approche institutionnelle et comparative
soit condamnée à considérer les préférences des participants du jeu social
comme des éléments à la marge du système, elle peut néanmoins donner des
indications précieuses pour améliorer la qualité des règles du jeu. Les
prétentions de cette approche sont dès lors limitées, mais elles n'en demeurent
pas moins fermes.
2.2.
Externalités et coûts sociaux
Presque
chacune de nos activités peut engendrer des effets externes, positifs ou
négatifs. La plupart de ces effets ne posent guère de problème pour l'harmonie
sociale et l'efficacité économique. Le plus souvent, ces effets sont très
passagers et n'affectent pas la qualité de notre vie et les choix substantiels
que nous faisons. La majeure partie des problèmes qui pourraient se poser par
de tels effets externes sont plus ou moins contrôlés parce que nous pouvons
alterner notre vie publique avec une vie privée. Dans l'espace public, nous
sommes soumis à de nombreuses externalités négatives, mais cet espace nous
permet en même temps de jouir de nombreuses externalités positives.
Un espace public attractif
se caractérise en effet par le fait que les externalités positives attendues
dominent les externalités négatives attendues. L'espace privé nous permet de
nous soustraire aux externalités négatives émises par le comportement des
autres, mais nous prive en même temps de la jouissance des externalités
positives. Par conséquent, il suffit d'avoir des institutions qui garantissent
simultanément une protection efficace des espaces privés et une gestion
efficace des espaces publics pour résoudre le problème des externalités.
Le problème des
externalités négatives devient grave, et constitue une raison de mettre en
doute les institutions existantes, quand elles affectent systématiquement et
d'une faon substantielle les ressources rares servant les besoins de grandes
couches de la population. Dans ce cas, il en vient à fausser l'ordre spontané
issu de l'offre et de la demande, et risque de perturber l'harmonie sociale en
grande partie fondée sur cet ordre spontané.
Dans l'approche néo
-classique de l'Ecole de Chicago
le problème des externalités négatives est analysé à l'aide du fameux théorème
de Coase. Si on s'imaginait un
monde dans lequel tous les échanges mutuels se faisaient sans quelque coût de
transaction, les externalités négatives ne poseraient guère un problème pour
l'efficacité économique. Chaque fois que la valeur des dommages causés par ces
externalités (les coûts sociaux) dépasse les profits des activités nuisibles,
les victimes feraient certainement une offre pour acheter la cessation de
telles activités. Cette image est évidemment tout à fait irréaliste. On voit
mal comment les millions de victimes de la pluie acide entreraient en contact
avec les millions de gens qui causent cette pluie. Dans la réalité sociale, des
échanges mutuels impliquent des coûts de transaction. La barrière de ces coûts
explique le fait qu'un écart subsiste entre l'évaluation croissante qu'on
attache aux biens environnementaux d'un côté, et l'absence ou du moins le
retard des adaptations de l'appareil économique répondant à cette évaluation de
l'autre. La persistance des externalités négatives en forme de pollution rend
possible le fait que des ressources naturelles rares, auxquelles le public
attache une grande valeur, soient consommées par des activités dont les
produits sont peu appréciés par le public.
On est tenté de voir dans
cette inefficacité une défaillance du marché. Cela est correct si on définit le
marché comme une machine d'échanges s'effectuant dans un monde sans coûts de
transaction.
Du point de vue de
l'analyse institutionnelle et comparative, une telle définition n'est tout au
plus qu'une hypothèse didactique qui ne permet point d'arriver à quelque
conclusion institutionnelle. En fait chaque ordre historique de marché se
déroule dans un monde avec des coûts de transaction positifs, et dans un cadre
institutionnel (conventionnel et juridique) permettant de dépasser plus ou
moins cette barrière des
coûts de transaction. Certains cadres institutionnels sont sur ce point moins
efficaces que d'autres. L'Europe du Haut Moyen -Age (1100 -1400) peut
certainement être qualifiée comme une économie de marché. Le cadre
institutionnel de cette période, qui restait fort influencé
par la féodalité, était cependant moins efficace que celui de nos marchés
modernes en ce qui concerne le critère des coûts de transaction.
Dès lors, il s'agit plutôt
d'une défaillance institutionnelle que d'une défaillance du marché proprement
dit. Néanmoins, il est à craindre que l'opinion publique ne soit pas prête pour
saisir cette distinction subtile. L'écart entre conscience écologique et
adaptation de l'appareil économique risque de ronger la confiance de beaucoup
de gens - surtout les plus jeunes et les plus conscients -dans les capacités de
l'ordre spontané, d'où le danger d'un Léviathan écologiste.
2.3.
La tragédie des ressources communes
Le
problème des externalités
négatives ne se situe pas toujours dans une relation entre l'auteur d'un effet
nuisible et une victime. Dans ce dernier cas, l'effet nuisible frappe la
personne ou la propriété de la victime. Même si les institutions juridiques
existantes sont inefficaces pour résoudre ce problème, il y a au moins
quelqu'un qui a un intérêt précis pour agir, politiquement ou juridiquement,
afin de protéger ses intérêts.
Cependant, la plupart des
biens environnementaux ne font pas l'objet d'un régime précis de propriété
privée. Il sont plutôt soumis à un régime d'usage public, qui ouvre la porte à un mécanisme infernal,
la fameuse "tragédie des ressources communes" (tragedy of the
commons). Si l'accès et l'usage
d'une ressource sont libres pour chacun, les usagers ne sont point soumis à
quelque incitation pour gérer cette ressource d'une façon responsable. Les
coûts de l'usage qu'ils font de la ressource commune ne se traduisent pas dans
une dévaluation de leur propre patrimoine, mais sont au contraire externalisés
vers tous les autres usagers, actuels et futurs. En bref, les profits de
l'usage de la ressource commune sont privatisés tandis que les coûts sont
collectivisés. Ce manque de discipline spontanée provoque une tendance vers un
épuisement graduel de la ressource commune.
Du point de vue
institutionnel les gens qui se font des soucis légitimes sur le sort de ces
ressources communes, n'ont pas de moyen pour arrêter cette dégradation. Leurs
intérêts à long terme ne sont pas protégés par le système juridique, parce que
tout le monde est propriétaire de ces ressources - et cela veut dire en fait
que personne ne l'est. Les usagers actuels et potentiels, qui sont motivés par
des intérêts à court terme, peuvent sans aucune restriction continuer leurs
activités spoliatrices. Pour ceux qui sont intéressés par le long terme, il ne
reste que l'option de s'abstenir de l'usage de la ressource commune et de
prêcher une morale d'abstinence. Vu l'intensité des intérêts des usagers à
court terme, une telle attitude morale ne fera point la différence.
Une analyse superficielle
des problèmes de la protection de l'environnement suffit déjà pour constater
que les dangers les plus graves se situent dans les ressources qui font l'objet
d'un régime juridique plus ou moins commun.
D'abord il y a les mers et
les océans, qui font l'objet d'un régime commun au sens strict. Ce sont
notamment des biens communs internationaux ("mare liberum"). Toutes
les ressources qui s'y trouvent (l'eau elle -même, les poissons, les baleines)
risquent d'être épuisées dans un prochain avenir ou sont soumises à une
externalisation grave par la pollution.
Le même phénomène
s'applique à l'atmosphère. Les droits de propriété, que les gens exercent sur
des terrains, ne s'étendent pas au ciel. Le régime de l'espace qui se trouve au
-dessus de leur propriété est vague et indéfini. Cela laisse place à la
dégradation de cette atmosphère même. Au mieux, ce régime juridique vague de
l'atmosphère le transforme en un canal facile pour l'externalisation d'effets
nuisibles entre propriétaires privés. Mais ces dangers ne se limitent pas aux
ressources qui font l'objet d'un régime commun au sens strict. Les biens qui
sont gérés par les instances publiques, c'est -à -dire le domaine public,
risquent de subir le même sort. Il s'agit des fleuves, des rivières, de la
voirie. Beaucoup de réserves naturelles (parcs nationaux, forêts domaniales),
sont dans le même cas. Officiellement, l'Etat ou d'autres instances publiques
en sont les propriétaires. Mais l'Etat, la région, la province, la commune, qui
est -ce ? Ces instances ne sont que des personnes morales, dès lors fictives,
peuplées et gérées par des gens qui ne sont pas non plus soumis à la discipline
spontanée des propriétaires privés. Ou bien ce sont des administrations (des
bureaucrates si on veut, qui y font leur carrière administrative). Ni la façon
dont ils sont recrutés, ni leur rémunération, qui est fixe, ne donne quelque garantie
pour une gestion efficace des biens du domaine public. Bien sûr, il existe
des administrateurs capables, intègres et conscients. Il est cependant
dangereux de miser sur cette bonne volonté de quelques administrateurs sans
changer le système institutionnel. Ou bien ce sont des hommes (et femmes)
politiques, qui y font leur carrière politique. Dans une démocratie politique,
ces carrières sont incertaines et dépendent souvent des cadeaux à court terme
qu'on peut offrir aux électeurs ou aux financeurs des campagnes électorales.
Même un politicien plutôt écologiste subit dès lors la pression des groupes qui
ne s'intéressent qu'à une exploitation du domaine public à court terme.
Il est alors nécessaire de
repenser d'une façon radicale tous ces régimes de statut commun ou public. Il
ne suffit pas de propager de nouvelles méthodes techniques pour la gestion de
ces ressources, comme le font les écologistes. Il s'agit de changer
le régime institutionnel afin qu'un mécanisme de "vices privés, vertus
publiques", comme Bernard de Mandeville l'exprimait, se déclenche dans ces
secteurs.
2.4. Marché politique et réglementation
Les
instruments juridiques classiques pour maîtriser les problèmes des externalités
négatives, les tragédies des ressources communes et les coûts de transaction
sont la responsabilité civile, la propriété privée, ainsi que la liberté et la
responsabilité contractuelles.
La responsabilité civile
offre aux victimes des effets nuisibles la possibilité de demander des dommages
-intérêts. Cette possibilité mène à un effet préventif parce que les auteurs
potentiels internaliseront ces effets afin d'éviter une condamnation. Par la
responsabilité civile la barrière des coûts de transaction peut être franchie.
La propriété privée
responsabilise la gestion effectuée par les personnes qui exploitent des ressources.
Une exploitation qui gaspille les ressources et se limite à un horizon de court
terme engendre une dévalorisation des ressources sur le marché.
La liberté contractuelle
et le droit de développer de nouveaux modèles contractuels offrent aux participants
du jeu social la possibilité d'inventer de nouvelles méthodes pour internaliser
des effets nuisibles qui ne sont pas récompensables par la responsabilité
civile. La création de servitudes en est un exemple. Un propriétaire qui est
soumis à une externalité négative imminente de la part de son voisin, peut lui
proposer la création d'une servitude par laquelle des activités nuisibles
seront exclues pour l'avenir. Si l'avantage de telles activités est inférieur
au prix que le propriétaire offre pour obtenir cette servitude, un tel contrat
sera conclu.
Ces instruments juridiques
sont le résultat d'une tradition juridique ancienne. On se demande alors
pourquoi la protection de l'environnement donne lieu à tant de stratégies non
classiques, comme la réglementation directe, les systèmes de permis, les
subventions, les exemptions fiscales, etc. L'explication de cet essor
réglementaire n'est certainement pas simple.
Il est d'abord probable
que beaucoup de réglementations peuvent être expliquées et même justifiées par
la défaillance des instruments classiques mentionnés. De telles défaillances
peuvent être de nature institutionnelle ou de nature économique. Dans le
premier cas, les stratégies réglementaires et administratives peuvent être
rendues superflues par un perfectionnement des instruments classiques. La
prochaine partie de cet article sera consacrée à la défaillance
institutionnelle de la responsabilité civile. Dans le second cas, les
instruments classiques se révèlent plus coûteux en comparaison de la réglementation.
On ne peut pas exclure d'avance cette possibilité.
Comme instrument pour
internaliser les effets nuisibles, la responsabilité civile est soumise à
diverses défaillances potentielles, comme par exemple :
- La défaillance par les
coûts de preuve :l'obligation de payer des dommages-intérêts requiert au moins
que la victime puisse rendre la preuve du lien causal entre l'action de
l'auteur et ses dommages. Si les coûts attendus pour rendre la preuve sont plus
élevés que les dommages -intérêts attendus, la victime n'entera certainement
pas en justice, ce qui implique que beaucoup d'effets nuisibles ne sont pas
internalisés.
- La défaillance par
l'insolvabilité des auteurs du dommage : des auteurs potentiels de dommages
peuvent englober le risque de leur propre insolvabilité dans leur calcul. De ce
fait, l'effet préventif de la responsabilité civile est affaibli.
- La défaillance
par une compensation arbitraire : l'évaluation du dommage révèle toujours un
aspect arbitraire, surtout en ce qui concerne des biens non-marchands comme la
vie, la santé, ou l'intégrité physique. Une politique judiciaire d'évaluation
modeste affaiblit l'incitation à internaliser les risques. Une évaluation très
forte peut provoquer un niveau de dépenses préventives lui -même trop élevé du
point de vue de l'efficacité économique.
- Le retard dans
l'adaptation aux risques créés: la perception des risques parmi la population
peut être en retard par rapport à la perception par ceux qui créent ces
risques. Par conséquent, quelque temps s'écoulera avant que les victimes
réagissent par des procès. Pendant cette période beaucoup de dommages ne sont
pas compensés.
De telles défaillances
possibles, inhérentes à l'instrument classique de la responsabilité civile,
peuvent être considérées comme de raisons suffisantes pour suppléer cet instrument
par une réglementation directe.
Tout de même, si on veut
faire une comparaison honnête, il importe de tenir compte aussi des
défaillances inhérentes à la réglementation, comme par exemple :
- La défaillance
d'information :l'instance qui impose la réglementation peut surestimer soit les
risques des accidents, soit les coûts de prévention. Cela mènera à un sur
-investissement dans des mesures préventives.
Une sous -estimation au
contraire mènera à un niveau trop bas de prévention au cas où la réglementation
exclut la responsabilité civile, ou lorsque la responsabilité civile est
défaillante pour les raisons mentionnées.
- La défaillance
d'exécution : les instances de police, qui doivent contrôler l'observation des
règlements sont aussi soumises aux limites d'une information imparfaite. De
plus, il y a les risques des pots -de -vin et le manque de compétence des
instances de contrôle.
- La défaillance par
l'effet d'illusion : le fait que les auteurs de risque respectent les
règlements et les permis, peut conduire à un sentiment erroné de sécurité parmi
la population. Cela retarde une réaction par voie de procédure civile.
- La défaillance du marché
politique : la structure des institutions politiques (par exemple le système de
suffrage, le recrutement des politiciens et des administrateurs) peut donner de
mauvaises incitations aux gens qui sont responsables de la rédaction et de
l'exécution des règlements. Un haut fonctionnaire, qui convoite un bon poste
dans une branche du secteur privé soumise aux règlements qu'il doit appliquer,
peut "arranger" pas mal de choses. Il faut aussi indiquer le problème
de l'action collective en faveur d'une mesure pour la protection d'un bien
environnemental. La protection sous forme de mesure préventive a le caractère
d'un bien public. La motivation pour s'engager dans une telle action est
hypothéquée par l'effet du passager clandestin("free rider").
On voit bien que les deux
solutions, l'une par les instruments classiques du droit, l'autre par la
réglementation, ont leurs propres défaillances. On est tenté de dire qu'il faut
alors mettre en balance les deux types de solutions, et préférer la moins
défaillante. Sur ce point, on se heurte cependant à un méta -problème.
Si on confie la procédure
pour peser les deux types de solutions à un mécanisme politique qui montre les
mêmes défaillances que celles liées aux décisions sur la réglementation, le
choix entre instruments de droit privé et réglementation sera faussé de la même
manière.
Par conséquent une telle
procédure de balance doit être exclue. Elle ne résout rien au fond du problème.
La seule réponse possible serait alors d'abord de maintenir sans réserves les
instruments classiques en les perfectionnant autant que possible.
Si l'application correcte
des instruments classiques paraît insuffisante, il y a lieu de les suppléer par
des règlements à condition que les défaillances de cette méthode soient
minimisées. Sur ce point, il y a lieu, selon nous, de repenser
substantiellement notre "technologie" politique actuelle, qui reste
encore inspirée par l'idée de la souveraineté de l'Etat, l'image du citoyen
abstrait et la procédure de décision "micro -démocratique". Cette
technologie politique, qui est l'héritage de la Révolution Française,
enlève en fait aux citoyens la possibilité de négocier, de discuter, et
d'influencer les mesures qui les concernent. Seuls les gens qui connaissent les
dessous du mécanisme politique ou qui peuvent organiser des groupes de pression
assez puissants ont la possibilité d'exercer une influence. Cela implique que
le mécanisme officiel des décisions politiques se résume à une illusion, à une
pièce de théâtre, jouée à chaque échéance électorale afin que le pouvoir puisse
maintenir une apparence de légitimité.
Pour arriver à une
technologie politique, qui nous épargne les défaillances mentionnées, il est
nécessaire de développer des modèles de "micro -démocratie" dans
lesquels la procédure de décision politique approche autant que possible le
caractère d'un vrai contrat social. Cela impliquerait que des réglementations,
qui peuvent être nécessaires pour suppléer les instruments de droit privé,
proviendraient d'une négociation directe entre ceux qui créent le risque et
ceux qui subissent le risque, afin d'arriver à des solutions contractuelles qui
obligent vraiment les partenaires. Cela n'a rien à voir avec la concertation
macro -politique, que les instances étatiques aiment à organiser et dans
laquelle l'élite professionnelle des groupes de pression fait la pluie et le
beau temps. Il s'agit vraiment de mettre en contact les vrais créateurs de
risque (par exemple les entreprises individuellement) et les vraies victimes
potentielles (par exemple les habitants du quartier).
Ce sont surtout les
instances locales qui peuvent servir de forum public pour organiser de tels
contrats collectifs. On pourrait répliquer que de telles procédures
n'apporteraient point de solution pour la pollution à grande échelle qui se
disperse dans de vastes territoires. Cela est vrai, mais rien n'empêche les
instances locales ou les agences, qui surveilleraient l'observation des
règlements contractuels, de négocier avec d'autres instances locales et
d'arriver à des traités interrégionaux, internationaux, voire
intercontinentaux. Ce qui est important est qu'une telle technologie politique
créerait le cadre d'un dialogue honnête entre les créateurs des risques et
leurs victimes potentielles. Une telle possibilité est absente dans le cadre de
nos institutions actuelles.
الخميس سبتمبر 08, 2016 10:34 am من طرف د.خالد محمود
» "خواطر "يا حبيبتي
الجمعة أبريل 08, 2016 8:25 am من طرف د.خالد محمود
» خواطر "يا حياتي "
الجمعة أبريل 08, 2016 8:15 am من طرف د.خالد محمود
» الطريق الى الجنة
الأحد مارس 06, 2016 4:19 pm من طرف د.خالد محمود
» الحديث الاول من الأربعين النووية "الاخلاص والنية "
الأحد مارس 06, 2016 4:02 pm من طرف د.خالد محمود
» البرنامج التدريبي أكتوبر - نوفمبر - ديسمبر 2015
الأربعاء سبتمبر 16, 2015 1:04 am من طرف معهد تيب توب للتدريب
» البرنامج التدريبي أكتوبر - نوفمبر - ديسمبر 2015
الأربعاء سبتمبر 16, 2015 1:04 am من طرف معهد تيب توب للتدريب
» البرنامج التدريبي أكتوبر - نوفمبر - ديسمبر 2015
الأربعاء سبتمبر 16, 2015 1:04 am من طرف معهد تيب توب للتدريب
» البرنامج التدريبي أكتوبر - نوفمبر - ديسمبر 2015
الأربعاء سبتمبر 16, 2015 1:03 am من طرف معهد تيب توب للتدريب